Evaluation par compétences et classe collaborative : des outils contre la violence institutionnelle.

      « Le système de notation des élèves français est une évaluation injuste qui pénalise les élèves en difficulté ». Dans un article paru dans « Regards croisés sur l’économie » et repris par l’Observatoire des Inégalités en juin 2014, le sociologue Pierre Merle explique comment la notation par notes crée une compétition entre les élèves, les classe, les stigmatise et peut être dévoyée de sa fonction évaluatrice initiale au profit d’une fonction psychologique (« préserver la scolarité de l’élève et sa motivation face aux apprentissages » (ibidem), la bonne note encourageant l’élève à poursuivre ses efforts).

       Bonne ou mauvaise d’ailleurs, la note donnée par une tiers, l’enseignant, même expliquée, éloigne l’élève des enjeux de ses apprentissages et renforce son impression d’impuissance face à l’activité, réussie ou non, devant laquelle il s’est retrouvé seul (toute copie sur le voisin est d’ailleurs sanctionnée : on retire des points, on divise la note par deux, etc…). On ne cherche pas à évaluer les qualités d’une démarche, on cherche à juger de sa conformité « sincère » à l’exercice proposé par l’enseignant et partant, à ses attentes. Le plus souvent « perçue comme une sanction stressante, à forte charge émotionnelle » (ibidem), la note, surtout la mauvaise, sanctionne voire punit, l’élève d’abord, mais aussi symboliquement, les parents et la famille, que l’école tient pour responsable.

       Or, à l’école comme dans les autres situations d’apprentissage de la vie (dans les écoles de conduite, les clubs sportifs par exemple ou plus simplement lors du partage familial d’un savoir), l’objectif majeur n’est pas d’évaluer l’élève mais bien de lui transmettre ce savoir : « L’élève n’est pas une performance qu’il faut évaluer mais une intelligence qu’il faut construire » (ibidem).

       Si la note en effet n’est porteuse d’aucun sens, elle participe en premier lieu à la violence scolaire subie quotidiennement par les élèves à l’école. Parce qu’elle singularise et dévalorise, elle nuit à la motivation de l’élève et à ses apprentissages. Lors des Journées d’Etude et de Formation contre les violences à l’école (EduSarthe, juin 2008), Françoise Inizan-Vrinat parle d’une « violence institutionnelle silencieuse » dont elle précise les origines : les élèves ressentent fortement un sentiment d’« impuissance sur leur vie, leur destin et leur projet, l’absence de pouvoir sur leur acte de travail […], l’isolement et la solitude, la relation solitaire au savoir, aux apprentissages, aux enseignants ».

       Pour favoriser l’entrée au lycée, un professeur de français a initié au lycée Vincendo de Saint-Joseph (La Réunion), pour le premier trimestre de l’année scolaire, la mise en place d’un projet intitulé « suspendre les notes » dont l’objectif est de susciter de nouvelles pratiques, « autorisant à travailler autrement et imposant d’évaluer différemment, [de] donner le temps à l’élève de découvrir les exigences du lycée et de s’y adapter, créer un climat de confiance réciproque dans la classe, évaluer les aptitudes et les progrès de chacun, mieux conseiller et orienter » (Expérithèque, Bibliothèque des expérimentations, 2014). Durant l’expérience, les élèves « ont très majoritairement évoqué une baisse d’anxiété et une confiance retrouvée pour travailler et progresser ». Les enseignants porteurs du projet soulignent, eux, la solidarité qui s’est instaurée entre les élèves (« ils veulent réussir ensemble ») ainsi que « l’énergie du groupe et la réduction des écarts de niveau entre les élèves ».

         Il ne s’agit pourtant pas de nier l’importance de l’évaluation formative, indispensable à l’apprentissage de l’élève, mais de souligner qu’évaluer et enseigner sont bien deux métiers différents. Or, la confusion persiste, explique Pierre Merle, entre évaluation, examen et concours, ajoutant que l’enseignant ne doit jamais oublier qu’il évalue moins les résultats de ses élèves que « les résultats de son propre enseignement ». Il n’est pas rare, pourtant, lors des conseils de classe, d’entendre certains enseignants se plaindre des mauvaises moyennes d’élèves dont ils ont la charge des apprentissages.

       Dès lors, on voit bien que penser l’évaluation des élèves, une évaluation efficiente et non-violente, implique de penser ou re-penser son enseignement dans sa classe, au service de la construction de la personne de l’enfant et de la construction de son savoir.
En avril 2005, la loi d’Orientation et de Programme pour l’Avenir de l’Ecole a fixé le cadre légal du Socle Commun de Connaissances et de Compétences (défini dans le LPC), que chaque élève scolarisé doit maîtriser à la fin de sa scolarité. Cette nouvelle évaluation formative par compétences permet une contractualisation des pratiques d’évaluation et implique, pour se faire, la création d’activités complexes qui mettent l’élève en situation de construction active et qui, de plus, appellent à un travail collectif. En effet, grâce à une démarche pédagogique et didactique partagée avec les élèves (« comment allons-nous vivre, travailler et apprendre ensemble ? », OCCE), la démarche coopérative « permet la mise en place d’une véritable évaluation formative permanente, dans la mesure où elle s’appuie sur des contrats, instaure des pauses méthodologiques et des moments coopératifs de réflexion métacognitive. Autant de pratiques qui, en excluant toute forme de compétition individuelle, visent à la réussite de tous ».

        Un certain nombre de recherches associent en effet l’évaluation sans notes à la classe collaborative. Selon Sylvain Connac (Animation et Education, juin 2014), « en modifiant le rapport des élèves à l’évaluation, et celui entretenu par les enseignants, c’est toute l’école qui bénéficie d’une nouvelle perception. Elle devient le lieu où l’erreur est décontaminée de la faute, où le travail scolaire a le sens de l’entraide et où se trouve tout un panel de ressources au service de l’appropriation des savoirs ». Dans ce sens, il propose une « évaluation éducative » qui permet, par exemple, que l’élève compétent devienne personne-ressource dans la classe. D’une évaluation des apprentissages, on passe à ce que François Muller appelle une « évaluation pour les apprentissages » : l’enseignant recherche avec les élèves les informations qui permettent d’ « identifier où [ils] en sont dans leur apprentissage, où ils doivent aller et quel est le meilleur chemin pour y accéder » (Animation et Education, juin 2014).

       En posant ainsi les bases d’une « véritable démocratie pédagogique », selon l’expression de Pierre Merle, l’évaluation par compétences pose les bases d’une classe socialisante et collaborative dans laquelle, face aux difficultés rencontrées, il est nécessaire que chacun, l’élève et surtout l’enseignant, adopte une démarche constructive et inclusive. Selon François Muller, « la coopération assainit les relations et apaise le climat de classe », ajoutant que « l’enseignant, de son côté, est plus disponible dans une posture plus accompagnante ; il est à même de mieux comprendre les processus mentaux des élèves, de repérer leurs difficultés ».

        Le travail que je mène en classe doit permettre aux élèves d’acquérir des compétences orales, écrites, littéraires, informationnelles et sociales, de construire leur propre savoir et de développer, par eux-mêmes et en collaboration avec le groupe, une pensée construite et autonome. Outre les lectures et les recherches qu’ils doivent faire à la maison, leur travail personnel consiste à comprendre ce qu’ils ont fait en classe, comment ils l’ont fait, pour quelles raisons, et à en imaginer la suite. Ils sont aidés dans leur démarche par un livret personnel d’apprentissage et de compétences qui décline en compétences quatre axes : la construction de leur savoir (38 compétences), la construction de leur rapport au savoir (7 compétences), la construction de leur personne (5 compétences), la construction de leur rapport aux autres et au monde (6 compétences). L’évaluation se fait en classe, à toutes les heures de cours. Trois symboles différents signifient à l’élève le degré de maîtrise de la compétence auquel il est parvenu, sans utilisation des traditionnelles couleurs rouge et vert.

        Il faut néanmoins se garder d’être naïf : un système éducatif détermine son mode d’évaluation en vue de produire un élève standard avec une pensée standard, car un élève n’est rien d’autre que ce qu’il fait de ce qu’un pouvoir a voulu faire de lui. Le rapport de la Commission Européenne sur les évaluations standardisées des élèves de l’Union Européenne ne s’en cache pas : « les outils d’évaluation ne doivent jamais être conçus comme des instruments techniques neutres. Ils sont au service d’une vision de l’école » (Rapport EACEA, septembre 2009, cité par l’Inspection de l’Education Nationale, février 2011). De nombreux chercheurs s’accordent à dire que l’évaluation pratiquée aujourd’hui en France est un outil de reproduction sociale. Elle a pour objectif de départager les élèves en définissant pour eux une orientation scolaire et professionnelle. Les élèves, très largement issus des classes favorisées, qui adhèrent au système scolaire en répondant à ses exigences d’abstraction et ses contraintes d’évaluation, accèdent aux études supérieures. Les autres, issus des classes populaires et pauvres, dont font partie mes élèves de ZEP Sensible, s’ils ont réussi à se faire une place à l’école et à y trouver un certain bonheur, ne bénéficient pas d’un système scolaire et d’un mode d’évaluation destinés à corriger les inégalités sociales dont ils sont victimes et sont orientés, dans leur grande majorité, vers des filières qualifiantes courtes. Malgré le discours institutionnel de l’égalité des chances, personne ne peut ignorer les chiffres : 6% des étudiants en école d’ingénieur et 17 % des étudiants en Master sont des enfants d’ouvriers, 10 % des enfants d’employés (Observatoire des Inégalités, septembre 2013).

        Dans une autre école, une école dont l’objectif serait de donner à chacun les outils nécessaires à la construction de sa liberté, et dans laquelle chacun aurait le droit de définir par lui-même ce que signifie pour lui-même « réussir », on pourrait imaginer des apprentissages sans évaluations normatives et laisser à chacun le temps et la possibilité de faire son chemin.

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