Le Jardin antispectaculaire

La même pensée qui a raffermi notre âme, en chassant d’elle la crainte d’un mal éternel ou durable, a parfaitement vu aussi que, dans les limites qui sont celles de notre vie, l’amitié est la plus solide des protections. Cicéron citant presque textuellement cette pensée d’Épicure qu’il juge remarquable, Les fins ultimes, I, xx, 68, P811, Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, NRF

C’est la même maxime, on le sait, qui rend confiant dans l’idée que rien de terrible ne dure éternellement ni même longtemps, et qui fait connaître que la sécurité qui se construit à l’intérieur même des durées limitées est principalement celle que procure l’amitié. Version transmise par Diogène Laërce, Épicure, Maximes capitales, XXVIII, P56, Les Épicuriens, Bibliothèque de la Pléiade, NRF

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Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Les images qui se sont détachées de chaque aspect de la vie fusionnent dans un cours commun, où l’unité de cette vie ne peut plus être rétablie. La réalité considérée partiellement se déploie dans sa propre unité générale en tant que pseudo-monde à part, objet de la seule contemplation. La spécialisation des images du monde se retrouve, accomplie, dans le monde de l’image autonomisé, où le mensonger s’est menti à lui-même. Le spectacle en général, comme inversion concrète de la vie, est le mouvement autonome du non-vivant.

Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée.

[…]

Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux.

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Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien que l’économie se développant pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production des choses, et l’objectivation infidèle des producteurs.

La première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale avait entraîné dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation de l’être en avoir. La phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraître, dont tout « avoir » effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière. En même temps toute réalité individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la puissance sociale, façonnée par elle. En ceci seulement qu’elle n’est pas, il lui est permis d’apparaître.

[…]

À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil.

[…]

Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’auto-portrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. […]

[…]

L’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout.

Le travailleur ne se produit pas lui-même, il produit une puissance indépendante. Le succès de cette production, son abondance, revient vers le producteur comme abondance de la dépossession. Tout le temps et l’espace de son monde lui deviennent étrangers avec l’accumulation de ses produits aliénés. Le spectacle est la carte de ce nouveau monde, carte qui recouvre exactement son territoire. Les forces mêmes qui nous ont échappé se montrent à nous dans toute leur puissance.

Le spectacle dans la société correspond à une fabrication concrète de l’aliénation. L’expansion économique est principalement l’expansion de cette production industrielle précise. Ce qui croît avec l’économie se mouvant pour elle-même ne peut être que l’aliénation qui était justement dans son noyau originel.

L’homme séparé de son produit, de plus en plus puissamment produit lui-même tous les détails de son monde, et ainsi se trouve de plus en plus séparé de son monde. D’autant plus sa vie est maintenant son produit, d’autant plus il est séparé de sa vie.

Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image.

Guy Debord, La société du spectacle, 1967, NRF

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Parce que tout ce que l’éducation spectaculaire proclame est réfuté par la vie ; parce que tout ce qui ainsi est nécessaire à la vie apparaît comme le lieu de sa négation réelle ; parce que l’éducation spectaculaire en tant qu’organe conservateur de l’idéologie spectaculaire n’a pas pour fonction l’oubli de l’histoire dans la culture mais l’oubli de la culture dans l’histoire ;

Parce que d’aucuns se trompent lorsqu’ils affirment que la démocratie est dans l’idée pure le préalable à tout progrès pour les hommes ;

Parce que dans un monde inversé où la nature de toute chose est falsifiée, le vrai est un faux immuable ;

Parce que l’on se trompe encore lorsque l’on affirme que la culture est devenue intégralement marchandise car, par-delà tout effet de langage, c’est la marchandise qui pour se vendre au plus grand nombre s’est parée des habits de la culture ; et parce que l’on se trompe chaque fois que l’on veut expliquer quelque chose en opposant la culture à la marchandise puisqu’il n’existe, dans cette société, aucune rivalité comme il en irait d’une différence de nature entre elles ;

Parce qu’avec la désintégration de la culture générale, on est parvenu à un empilement de méthodes et de techniques censées combler cette désintégration sans jamais pouvoir y parvenir ; parce que cette désintégration atteint son intensité paroxystique lorsque le spectaculaire révolutionne la culture générale ;

Parce que l’objectif prioritaire et fondamental d’une éducation spectaculaire est l’anéantissement, dans le germe, des forces créatives et du vivant par un travail sur la falsification d’un temps historique, sur les rapports de ce temps et de l’enfant visant notamment son extraction du temps, et la disparition de son étonnement ;

Parce que sa désintégration repose sur une application minutieuse des principes d’organisation des maisons d’incarcération ;

Parce que nous pensons que les pédagogues doivent cesser de percevoir l’enfant ou toute autre personne comme une structure psychologique ou en objet pseudo-scientifique ;

Parce qu’il est utile, pour aider dans la reconstruction d’une société où il fait bon vivre et d’hommes vivants, libres et autonomes, de faire connaître toutes les idées qui permettraient une telle réalisation en leur donnant le minimum suffisant à leur absorption par le spectacle ;

Parce qu’il faut offrir au spectacle, spectateurs et spectaculaires, les possibilités ponctuelles mais continuelles d’une autonomisation créatrices des consciences, il importe, par la non-violence d’alimenter l’animal de ces choses intellectuelles qui plaident pour un vivant intégral, libre et créateur ;

Parce qu’il est délicat, outre d’offrir ce qui serait dépourvu de tout contenu spectaculaire, de pénétrer spectateurs et spectaculaires spontanément en espérant qu’ils n’opposent aucune résistance à leur libération ;

Parce que le vivant et l’autonomie peuvent, dans certaines situations, s’enseigner en utilisant certaines modalités du spectacle ;

C’est dans cette perspective qu’est né Le Jardin antispectaculaire .

Cette association a pour objet l’animation d’ateliers d’écriture et l’accompagnement de projets littéraires et artistiques, personnels ou collaboratifs, auprès de personnes en situation de détention ou ayant vécu une telle situation, de professionnels du milieu culturel et de jeunes scolarisés ou déscolarisés.

Descriptif global et objectifs généraux.

  • Créer des liens entre des personnes en détention, des personnes ayant vécu en détention, des professionnels du milieu culturel et des jeunes scolarisés ou déscolarisés, dans le cadre de projets collaboratifs littéraires et artistiques.
  • Mener une réflexion sur l’acte d’écrire dans un contexte d’enfermement et d’isolement. Organiser des tables rondes sur les liens entre l’écriture, la création en général, l’incarcération et la vie affective et sociale après la détention.
  • Créer des échanges et des rencontres entre des jeunes, des personnes ayant vécu en détention et des représentants d’Institutions (Justice, Administration Pénitentiaire, Culture, Éducation nationale) dans un souci d’information et de prévention : juristes, personnels du SPIP, éducateurs, surveillants, enseignants détachés.

Objectifs visés pour les personnes en situation de détention ou ayant vécu une telle situation.

  • Rendre visible la parole écrite en situation de détention en la faisant vivre dehors.
  • Maintenir le sentiment de citoyenneté et d’appartenance à la collectivité par la création littéraire et l’action culturelle.
  • Inscrire les participants aux ateliers dans un projet collaboratif et valoriser leur citoyenneté dans des actions conjointement dedans et dehors.
  • Apprendre à maîtriser un outil d’introspection et de création personnelle pour vivre au mieux l’incarcération et la vie après la détention.
  • Accompagner la création littéraire après la détention.
  • Favoriser la diffusion des projets littéraires et culturels mis en œuvre par des personnes ayant vécu en détention.

Objectifs visés pour les jeunes scolarisés ou déscolarisés.

  • Créer des échanges littéraires et modifier le rapport à l’écrit.
  • Former les élèves à la citoyenneté.
  • Appréhender l’altérité et développer l’écoute et la tolérance de parcours singuliers.
  • Former à l’esprit critique sur des questions sociétales et lire des textes de genres différents qui abordent ces sujets.
  • Modifier les regards sur les personnes en situation de détention et les conditions d’incarcération. Lutter contre les préjugés et la discrimination sociale.
  • S’approprier les principes fondamentaux des Droits de l’Homme, de la liberté d’expression, du respect de la dignité de la personne.

Une réflexion sur “Le Jardin antispectaculaire

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